Vagabondage de résidence
Ici, découvrez quelques textes écrits par Baptiste Cogitore lors de ses escapades autour de la Turmelière.
Du château de la Turmelière jusqu’à la maison de Julien Gracq à Saint-Florent le Vieil, il faut compter un bonne quinzaine de kilomètres. À pied ou à vélo, on peut facilement longer la Loire en regardant le jour se lever droit devant soi. La lumière pâle, qui joue avec la brume, transforme les trognes de hêtres taillés en têtards en vieilles femmes tordues et voutées sur des prés baignés de rosée. Le chorus des oiseaux enfle, gonfle, et transforme la promenade en symphonie : accenteurs mouchet, grives et mésanges forment un ensemble cohérent, ponctué par l’un ou l’autre soliste : pic épeiche, corbeau ou geai des chênes qui s’égosillent à s’en casser les syrinx. Si on part tôt le matin — disons, vers sept heures, quand la lune brille encore assez haut dans le ciel d’automne —, on arrive dans le bourg de Saint-Florent vers dix heures et demie. C’est trop tôt pour déjeuner, mais déjà bien tard si on n’a rien avalé depuis le départ. L’idéal, alors, c’est d’aller manger une part de cake au citron et boire une tasse de thé noir à la librairie Parchemins, en feuilletant quelques bons livres. On croisera peut-être, dans les ruelles en pentes du village, un vieil homme à casquette qui fera immédiatement penser au fantôme de Gracq. Puis, après avoir déjeuné (Chez Paulette, par exemple), on repartira vers l’ouest après avoir franchi la Loire. Le chemin sera plus escarpé qu’à l’aller, plein d’épines et pour tout dire assez casse-chevilles. La vue sur Saint-Florent vaut la traversée, bien sûr, mais après, ça se complique. Longer la voie ferrée sur six ou sept kilomètres, merci bien. Et puis le final : la retraversée de la Loire, à Ancenis, sur un pont étroit semblant tanguer au passage des poids lourds qui arrivent à peine à se croiser. Puis une route presque plus étroite encore, carrément mortelle, entre Les Fourneaux et le bas de Liré-centre. À éviter absolument. Surtout la nuit.
Une journée de tempête, hier. Au château, plusieurs arbres du parc ont souffert des violentes rafales de vent (calculées, parait-il, à plus de 100 kilomètres par heure) : ce matin, le séquoia à l’entrée du domaine est quasiment coupé en deux. Des tuiles du Logis à mots sont à terre, en morceaux. La toiture du château semble avoir tenu le coup. Hier, les feuilles faisaient comme des nuages de confettis. Les choucas et les ramiers avaient des airs de cerfs-volants, ne parvenant qu’à se faire emporter au hasard des bourrasques. D’autres oiseaux, plus prudents, s’étaient blottis sur une des corniches du château, au-dessus des chéneaux. À Saint-Florent, le fleuve n’avait plus rien à voir avec la douce langue de brume arpentée avant-hier. Sous le pont du village, de grosses vagues s’écrasaient d’ouest en est, comme si le courant de la Loire voulait soudain changer de sens. Je suis rentré en voiture, face au vent, slalomant entre un tas d’objets trop légers pour ne pas se faire emporter par les rafales : couvercles de poubelles, chapeaux de cheminées, seau en plastique… À l’entrée de Liré, le calicot pour les touristes annonçant « Musée Du Bellay » et « Château de La Turmelière », d’habitude tendu à la verticale, flottait comme une vieille oriflamme déchirée, claquant dans l’air : rouge, blanche, misérable. Tout avait une dimension purement horizontale. Même la lumière.
Hier, dans le creux du vallon, la rivière débordait largement. Le sentier qui la longe était lui-même devenu un ruisseau rythmé de petites cascades charriant leur lot de minuscules embâcles (feuilles mortes, terre et brindilles). Au fil de la pluie quasiment ininterrompue de ces derniers jours, les Robinets ont crû en Nil étalant sa boue sur les creux évasés du vallon, envasant les chemins de ses bords limoneux. Pourtant, hier encore, ce ruisseau enfleuvé n’avait rien d’assourdissant ni de torrentiel : aucun vacarme tonitruant — rien qu’un son profond d’écoulement tinté d’un discret glou-glou plus gai, plus lumineux, dégouttant de lumière depuis le sentier qui monte vers les ruines. J’ai avancé joyeusement dans la mélasse, ravi d’avoir pensé, cette fois, à emporter mes bottes en caoutchouc. Sondant les sols mous, je me suis enfoncé dans ce paysage nouveau et méconnaissable.
J’ai observé les traces dans la boue fraiche et je n’ai rien vu du tout : les flots avaient tout nettoyé, tout renouvelé. Quelle bête s’amuserait à venir se noyer ici ? Qui aurait besoin de boire au ruisseau, si tout le paysage se dissout en flaques et que les sentiers eux-mêmes débordent ? En tâtonnant dans la boue et l’eau sale, j’ai trouvé mon initiative aussi bancale que ma démarche. J’ai néanmoins installé mes pièges photographiques dans un pli du ruisseau, là où les Robinets font un joli méandre, presque une plage, quand la rivière est sage. Je manquais de repères : le tronc où je m’étais déshabillé pour mon bain de décembre était toujours là, mais il en manquait une bonne moitié, désormais avalée par les flots bruns. Une mare nouvelle sourdait du sol, comme si le vallon s’enfonçait à présent dans l’eau et manquait tout à fait d’étanchéité.
À peine ai-je eu fini de régler ma petite installation photographique que j’ai entendu la voix de deux hommes surgir de nulle part, en amont, dans mon dos. J’ai mis un certain temps à me retourner : je les pensais sur la rive en face, peut-être deux chasseurs ou des éleveurs venus jeter un œil à leurs bêtes ? C’étaient deux jeunes aventuriers assis dans un canoë gonflable, qui glissaient sur la rivière, très à l’aise et royalement confiants. Un filet de sang s’écoulait toutefois sur le nez du garçon à la proue, signe évident qu’il s’était déjà fracassé sur un embâcle ou sérieusement égratigné à une branche trop basse. Remis de ma surprise, je les ai salués et, avec leur autorisation, j’ai voulu les prendre en photo. Ils se sont vite coincés contre un petit tronc d’arbre en aval, barrant le lit dans toute sa largeur, quelques mètres plus loin. Le courant a plaqué leur petit canot de travers, assez de force pour le faire basculer latéralement : sans surprise, leur canoë s’est rempli d’eau en une demie seconde et les garçons se sont enfoncés dans les Robinets jusqu’au cou avant de se relever bravement, riant et s’appuyant l’un sur l’autre en bons camarades. Le blessé de la proue m’a crié, par-dessus le bruit de la rivière : « J’espère que tu as pu nous prendre en photo au bon moment ! ». Même pas : mon appareil était encore sur le mode « retardateur ».