Mémoires de résidence

Mémoires de résidence

Florentine Rey, pour son entrée dans le territoire, a écrit une lettre adressé à Joachim du Bellay. Une lettre d’anniversaire pour jouer avec le poète autour de ses mots et des mots à venir… La lettre a été lu par Florentine Rey le jeudi 30 juin 2022 Sous le Chapiteau d’Orée d’Anjou.

 

Le 30 juin 2022, Liré.

Cher Joachim,

Joyeux anniversaire !

500 ans ! Déjà qu’à 47 les signes de fatigue se font parfois sentir alors 500 !

J’ai bien regardé tes portraits. Ta barbe est encore très à la mode ! Tu es plutôt beau garçon si ce n’est ton air tristounet et ton aspect chétif – c’est toi qui l’emploies, ce mot : chétif. On a envie de te faire des chatouilles Joachim. Pas sûr que tu apprécies.

Je profite de cette lettre pour te remercier de m’accueillir chez toi pendant trois mois à partir de l’automne. Les quelques jours que je passe ici en préparation promettent des moments inspirants et heureux. Au cours de ma résidence, nous aurons l’occasion de passer en revue plusieurs sujets mais je prends les devants pour te parler d’un point important.

Cela concerne ton écriture. Sans vouloir te vexer Joachim, ta poésie supporterait quelques petits arrangements qui lui donneraient sans doute un peu plus de modernité. Si tu suis mes conseils, tu pourras peut-être obtenir un prix. Ça ne te permettra pas de rénover ton château certes mais peut-être d’inviter Olive ou Marguerite au resto. Olive, l’amour impossible et Marguerite, la sœur du Roy, au bel œil divin, souviens-toi.

Bouleverse ta syntaxe Joachim, envoie balader la ponctuation, réduis l’emploi des adjectifs. Tu pourrais par exemple faire l’économie de quelques « éternel ». La rime c’est chantant mais ça donne un effet « fabriqué ». Quant à l’alexandrin c’est du boulot, j’entends, mais ça nous endort. Le lecteur contemporain, ce qu’il veut, c’est participer. Il faut lui laisser de la place, lui faire sentir qu’il peut saisir l’intention avant de lire l’exposition.

Tu peux jouer avec les codes, créer des vertiges, des ruptures de rythme, parfois même au milieu d’une phrase.

Autre chose : évite d’insulter la nature. Par exemple quand tu écris : Ô marâtre nature (et marâtre es-tu bien de ne m’avoir plus sage ou plus heureux fait naître) : la nature marâtre, ça ne passe plus, Joachim. Aujourd’hui la nature on la respecte. Toi qui t’intéresses au droit, sais-tu que dans certains pays on légifère pour que les fleuves, les arbres, les rochers deviennent des personnes ?

Tu pourrais également enlever quelque « Ô », non ? Ô belles dents d’ébène / ô précieux trésors : quelles belles dents d’ébène, quels précieux trésors ! Et tu vois ça ne change pas le nombre de pieds.
Et si tu remplaçais
tes « ni » par des « avec ». Ni la fureur de la flamme enragée / Ni le tranchant du fer victorieux / Ni le dégât du soldat furieux : AVEC la fureur de la flamme enragée / AVEC le tranchant du fer victorieux / AVEC le dégât du soldat furieux. Bon c’est vrai ça change un peu le sens mais c’est plus inclusif. Aujourd’hui nous cherchons des systèmes ouverts Joachim, on cherche à créer du commun, c’est une période de liens, de communication. Donc AVEC les fleurs, les abeilles errantes, AVEC les forêts, les tresses verdoyantes, AVEC les oiseaux, AVEC les rochers, les traces ondoyantes

On aura l’occasion de reparler de tout ça de vive voix.

En attendant, je caresse les murs de ton château pour comprendre ton goût sédentaire alors que le mouvement et l’exil me réveillent. J’aime me sentir étrangère tandis que tu es malheureux loin de tes terres, tu en perds ta fureur et ta voix. Je vais te faire bondir mais quand on me demande dans quelle ville j’aimerais vivre, je réponds souvent Rome. Mais peut-être vais-je changer d’avis après trois mois passés dans ton paradis.
Quand je regarde par la fenêtre de ma chambre, je me dis que la vue n’est peut-être pas si différente de celle que tu avais à l’époque. La composition du sol a protégé les collines, nos bocages se ressemblent.
Je vois des becs dans les ombres des arbres, des ombres de becs qui se changent en oiseaux. Est-ce qu’à ton époque les oiseaux étaient les mêmes ? Y-avait-il de nombreuses autres espèces ?

Je te parlerai du projet que je vais mener ici, le projet de conversations poétiques. Je sens que l’attention extrême que nous portons aux mots est un fondement commun. On pourra jouer un peu tous les deux si tu veux, surtout les longues soirées d’hiver.

Je m’allongerai sur le sol du château à l’endroit de ta chambre, je poserai mon cahier sur un muret pour écrire comme sur ton bureau. Je rapprocherai mes mains l’une de l’autre en imaginant qu’elles se resserrent autour de ta tête. Mon front appuyé contre le tien tu me liras tes Regrets. J’entendrai peut-être un craquement, un froissement, un souffle, furtif. Tes pensées s’inviteront dans un coin de ma tête et nous pourrons commencer nos conversations :

  • à ton avis Joachim, les petites herbes sur le côté de la tour, si ce n’était pas des petites herbes, ça pourrait être quoi ?

Et tout suite tu renverseras la proposition :

  • Et si c’était la tour qui poussait sur les herbes ? Et si les arbres étaient posés sur les oiseaux ? Et si la vie flottait tout autour de la mort ?
  • Et cette fourmi là Joachim, on dirait un cachou ? ça n’existe pas au XVIème siècle, les cachou, n’est-ce pas ?


J’ai regardé ce que vous mangiez à l’époque de la renaissance. Le sucre arrive, passe d’un usage médical à gourmand. Tu fais partie de ceux qui peuvent s’offrir les fameuses
« épices de chambre » : graines de pignons, amandes, cannelle ou gingembre, roulées dans du sucre, rissolées à la poêle. A l’automne, on pourrait proposer à Cyril, le cuisinier, de nous préparer un dîner « renaissance ». D’accord pour les épices, les tomates qui à l’époque arrivent d’Amérique et les asperges d’Italie, mais pas de foie gras et peu de viande, on prendra le temps de t’expliquer pourquoi. Tu pourras inviter Ronsard ! De mon côté j’en parlerai à Albane Gellé, que tu connais déjà.

Au début de ton siècle, c’est aussi l’invention des herbiers, les jardins secs. Je me demande si tu tenais ce genre de journal.
Tu sais qu’ici vivent deux chats. Ils appartiennent à Laura, une jeune femme d’aujourd’hui. Il paraît que le soir elle regarde le coucher du soleil dans le champ à côté entourée des deux chats. Est-ce que tu regardais le coucher du soleil avec Belaud et Peloton ?

J’ai bien senti ta peine à la mort de tes animaux. J’ai eu un chien moi aussi, il s’appelait Popeye. Il a vécu sa bonne vie et à sa mort, je crois que j’ai mieux encaissé le coup que toi.

On pourra aussi composer des cadavres exquis. Tu commences un poème et j’écris le vers suivant. On peut ainsi mêler ton recueil Les regrets et le mien Le bûcher sera doux.

Je te donne un exemple :

D’où vient cela que tant plus on s’efforce / d’échapper hors d’ici plus le démon du lieu / nous y tient attachés par une douce force ?

Toujours le même lit / la même eau courante pour laver l’habitude de vivre commun / reconnaissable.

J’ai voulu mille fois de ce lieu m’étranger / Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer
Je ferme le projet d’habitation. / J’ai un corps et dans ce corps j’ai lieu ça me suffit. / À chaque halte, un nouveau lieu / nouvelle lumière

Qui d’un heureux signal nous appelle à son port.

Que penses-tu d’un titre commun ? « Le regret sera doux. » Si on décroche le Goncourt de la poésie on part à Rome ! Bon, c’est une mauvaise blague. Tu m’inviteras simplement un peu plus longtemps dans ton château parce que trois mois ça va passer vite…

On pourra aussi jouer avec les lettres. Faire des boules de consonnes et les lancer aux chats.

Ou des BADABOUMS de voyelles. Par exemple si tu poses un U à la base du jeu et que je pose un O dedans : tu vois l’œuf à la coque ? Avec un W, on fait double coquetier. Si on rajoute un I sur le O : tu vois le fruit ?

On peut aussi chercher de l’eau avec des Y qu’on tiendra devant nous, comme avec des baguettes de sourciers.

Parfois on goûtera le silence, en se laissant aller, pour laisser venir de nouvelles idées. De rien nous ferons quelque chose et comme tu le dis toi-même, remplirons l’espace vide. La parole sera pleine, témoin du hault désir, le réel désiré qui fait la poésie. Et celui qui chanta le regret (ça, c’est toi) dira enfin la plénitude, le désir de plénitude. Nous parlerons Joachim, de la parole qui aiguillonne, espoingt, espovante, affolle, ravit, la parole qui porte un plus hault son, la parole qui bruit, sonne, chante, loue, honore, révère, adore, nomme, la parole qui dit, redit et creuse des bifurcations. Entre paroles et silence, entre leurs vides et leurs pleins nous inventerons Joachim, nous construirons d’autres châteaux, des châteaux intérieurs, des châteaux qui protègeront nos mots, nos sensibilités, des châteaux de sable, de papier, des châteaux d’eau, des rêves de châteaux.


Bon, il faut que je te laisse, je crois qu’ils vont manger ton gâteau d’anniversaire sans moi. En plus si ça se trouve tu n’as ni mains ni yeux pour lire ma lettre alors rendez-vous à l’automne et d’ici là s’il te plaît, ne prends pas froid et trouve une belle forme pour tes apparitions.

Florentine.

Notes :

Belaud et Peloton : le chat et le chien de Joachim Du Bellay

Olive : l’amoureuse de Rome

Les regrets : recueil de Joachim

Le bûcher sera doux : recueil de Florentine

Albane Gellé : poétesse accueillie en résidence à La Turmelière il y a 20 ans (première résidence poésie chez Joachim) et amie de Florentine

Les éléments en italique dans le texte sont des extraits des textes de Joachim Du Bellay